mercredi 19 août 2020

La piste d'athlétisme

La piste d'athlétisme, arrachée du brouillard, libère les couloirs en terre battue. A chaque virage, des bandages mutilés frondent la plaie ouverte d'une tribune dont les clameurs encouragent la mort à se dépasser. Une ligne droite pour le sprint, dans la tranchée et cratères d'obus. Et la pluie, caillebotis, invisible, qui absorbe les éclaboussures, dégoupillées tout autour du stade.
Waldemar laisse échapper sa mémoire. La guerre a fini de bombarder les illusions. Le garçon, en bordure de piste est jeune.
Belle allure. Demain sans doute, Dieter partira sur le front russe.
Parce qu'on peut se battre aussi pour un record. Et mourir sans défaite ni compétition à juste vingt ans.
Dans les gradins, la foule est en liesse. Au passage du coureur, elle scande la victoire du héros. Tous les destins brisés dans une course express. Contre le vent. Contre le temps. Waldemar observe, un chrono à la main. Dieter, les podiums, l'averse. Et le projecteur, comme un suaire sur son athlète en lice. Dieter est vêtu du maillot blanc à l'aigle de sable. Un symbole. Habit de champion qui l'auréole d'une gloire éphémère. Waldemar ferme les yeux. Le chrono tourne. Et soudain, le stade chahute les vieux fantômes à la foulée superbe de son poulain. Photographes et journalistes sportifs se sont rapprochés. Il court comme s'il avait la mort aux trousses, dit l'un deux...La mort aux trousses, oui. Dans l'ébullition d'un 15 juillet 1939...
Et c'est l'allemand Rudolf Harbig qui tient la corde. Revenu de Prusse orientale, l'ombre déguise sa vareuse trempée. Genou en avant, jambe fléchie, son pied arrache encore une botte pétrifiée de boue. Un chrono bloqu é à 1'46"6. Des nerfs d'acier pour supporter la cadence de la locomotive tchèque derrière lui.D'un souffle, Harbig a senti Zatopek sur ses talons dès les premiers mètres. Le printemps de Prague, les chars russes et la déportation du fondeur dans les mines d'uranium de Jachymov, il devine sa tête penchée comme si le poids du cerveau relâcher les muscles inutiles. Son visage à grimaces.Sa façon d'haleter qui le relie au tender d'un corps en combustion de souffrances. Le mouvement synchronisé des cuisses, rotations de bielles huilées dans l'effort quand il accélère à l'amorce du virage. Tout à l'extérieur, Jules Ladoumègue vient aussi d'allonger sa foulée. L'image carbonisée des yeux maternelles, insuffle au français, une énergie insoutenable. La rage au ventre est la braise qui surchauffe les chaudières en feu. Ses poumons. Le coeur mécanique pulse la buée des lèvres dans les jets de vapeur de Zatopek qui d'un coup, semble oublier ses torticolis. Ils sont coude à coude, tirés vers l'avant, le buste en équilibre et les hanches à la verticale.
Même classe, Même vision de course.
Comme un danseur décollant la cendrée de ses pointes, Dieter déploie alors une allonge phénoménale. Il grapille quelques millimètres à ses poursuivants, trace la piste comme un V2.
Foulée romantique et majestueuse...visage ruisselant...Waldemar sourit. Le jeune champion a tout simplement drapé le mythe de ses idoles. Il court son 800 mètres.
Déjà Rosenbaum, "le zèbre", décroche. Parti en tête de convoi avec le kenyan Nyangbo, il a pourtant suivi à la dur, les camps d'entrainement de Dresde. Participé aux jeux de Berlin avec le SS Oberstumfüher Dreillich de la fédération allemande. Waldemar assure qu'Herbig l'use au train et qu'il ne reviendra pas. Maigre, efflanqué dans un short lâche, il laisse apparaître un filet de bave aux commissures des lèvres. Au meeting de Leipzig, le zèbre tournait encore aux alentours de 1'50. Ici, il crache, fondu dans la piste collante, aspiré sous les compas du Kenyan qui d'un bond, le dépasse. Rosenbaum était le meilleur espoir du club. Sur le talus du remblai, flotte l'étoile jaune de son torse. Cousue à un ciel de Judée. Définitivement piétiné par le reste du peloton qui le consigne lui et sa famille en gare de Sobibor. Jambes et rêves brisés. Dieter a hérité de son élégance perdue. Même Paavo Nurmi, champion olympique, semble absent. Aveugle et muet, le finnois tatonne à deux longueurs . Ses infatigables enjambées se font lourdes, éprouvantes. Dévoré par les concurrents qui déjà l'abandonnent à mi-parcours. Aussi têtu, franc, tenace. Dieter a volé sa légende. A la conquête du monde, il est devenu Dieu dans les nuages.Cinquante cinq secondes aux 400 mètres. Ils sont sur la base d'un record du monde pense Waldemar. Harbig maintient la cadence. Train d'enfer. Zatopek suit. Il balance ses bras à hauteur du visage, se calque à la foulée de l'allemand qui tente brusquement de changer le rythme. L'effort est intense.
Ladoumègue est venu aussi se glisser à la corde. Avec Nyangbo l'ébène dans son sillage. Dieter accélère, le front haut. Il semble rentrer dans la lumière. Son dossard flotte, il survole la piste, dégageant la poitrine. Bouche grande ouverte. Prêt pour l'ultime défi. Quelle aisance naturelle, entend t-il du commentateur, à l'entrée de la ligne droite.Dieter place un dernier démarrage fulgurant. La pluie façonne les médailles à ses muscles tendus. La cloche tinte encore lorsqu'il disparaît dans les colonnes d'eau.
Waldemar n'a pas arrêté son chrono.
Il sait que les champions ne vivent jamais assez longtemps...

(texte Jonavin)

7 commentaires:

  1. Ravie de te relire !
    On s'y croirait dans ce texte plein de sueur et d'émotion palpable.
    Bises
    •.¸¸.•*`*•.¸¸☆

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  2. Célestine, j'en ferais part à mon frère. (Une question indiscrète, de quelle région es-tu?)
    Bises

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    1. Je suis dans la Drôme des collines, au pied du Vercors
      •.¸¸.•*`*•.¸¸☆

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  3. Ah, je comprends tes connaissances des vins sur la vallée du Rhône.
    La Drôme c'est un département que je ne connais pas.Si un jour je passe dans le coin, j'espère que tu m'offriras le café avec une spécialité du coin sauf si ton amoureux est jaloux. (Généralement quand on aime une personne, la confiance est de mise)
    Bises

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    1. mais absolument !
      Il adore le vin aussi et ce sera un pur moment ;;-)

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  4. Oui un pur moment comme les belles choses de la vie quand il y a rencontre.

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