mercredi 12 février 2020

Yakoutie


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C'est une frontière boréale qui sépare l'invisible du néant. Où les derniers mélèzes frissonnent avec un vent aux manteaux de loup. Une terre de trappeurs, sauvage, repue aux pelleteries de l'hiver.
Ce vent-là tanne les conifères avec un racloir d'os qui dépouille les âmes. On sent presque l'éternité mordre l'ombre oblique des grands pins dont les aiguilles font briller le ciel d'une luisance résineuse. Déjà la pleine lune éclaire le bois d'œuvre de toute cette forêt glacée. Des baliveaux énormes, jetés dans les congères qui, à hauteur des cimes, semblent monter les étoiles à l'échafaud. Car les remuements sont la colère du bourreau: un crépuscule cagoulé dans le permafrost et les tempêtes ouraliennes. Bajanaj, l'esprit pourvoyeur de gibiers. L'homme a rempli de graisse la bouche de totem pour éviter l'errance et nourrir son âme défunte. Mais tout ce qui houle à la mort ressemble ici aux pires solitudes. Il garde les yeux ouverts sous une chapka. Rien n'indique dans ses prunelles la limite qui couture le silence à l'oubli. Sinon le mégis des bâches tendus vers l'horizon  où scintille encore l'œil jaune d'une lampe fumeuse. Et surtout, la silhouette vivante des chiens dont les buées sonores se gangrènent au gel mobile. Devant les patins croûtés de cuir brut, foulés de neige et de nerfs, la meute reste blottie à vêtir l'hiver, guidant l'attelage vers l'au-delà et ses arpents de steppe inconnue.
De loin, l'ombre s'épaissit. Une peau ensanglantée déroule au-dessus des sapinières une fourrure presque aussi noire que la nuit. Sans les flocons minuscules que le ciel avale dans sa tourbe, on peut croire que les arbres se fondent en squelettes jusqu'aux tréfonds de la taïga. Après l'éclat de la neige sur les ridelles du traîneau, la charpente de l'hiver découvrant la ligne des trappes, s'invite à la construction d'une clarté qui monte lentement du sol. Dans ces couloirs aux lueurs fugaces, pareils aux trous de lumière que l'on entrevoit dans l'embâcle des rivières gelées, l'attelage semble figé, comme si le temps, soudain gangué de glace, immobilise sa course folle.
Ici les diables commercent avec la Terre. Depuis des temps immémoriaux, ils tentent en vain de lui dévorer le ventre.
L'homme a vécu suffisamment longtemps parmi les Evenks pour comprendre les lois chamanes des chasseurs morts. Ceux capables de quitter leur corps et d'aller visiter les territoires infinis de l'esprit. Et dans l'omoplate d'un renne passé au feu, il lui arrive parfois d'interpréter un mauvais présage. Les troubles du monde aux craquelures vernies. La douleur sous les crocs d'une esquille.
Sa barbe cristallise. Son masque anti-froid laisse apparaître la palanche des yeux. Un regard lourd qui penche sous le poids du rêve. Une main sur le timon, l'autre sur le cœur, il ne bouge pas.
Chasseur dans son royaume...

(texte Jonavin "les cœurs francs")

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