jeudi 25 février 2021

Marionnette



 Dégommer une vieille boite de conserve. Un chamboule tout. Tu mets ton poing dans mon gros orteil pour inventer cet air ahuri, ventriloquer des minauderies de petit garçon à qui on aurait chapardé des sacs de billes. Mais je reste de bois, Pinocchio au pays des jouets et des mensonges.

Casse-toi ! Oh le vilain brise cœur que voilà. C’est moche d’amocher, ce                            s en somme, pour peu que tu saches me donner la bonne mimique. Mais ça tu ne l’as jamais su. Pourtant l’effort est louable. Et puis il y a cette notion de rompre, mettre fin, révoquer ce qui palpite encore…Je compte sur tes grimaces pour toucher l’abîme.
Eparpiller les morceaux. Ridiculiser l’instant.
Alors, je vais où, dis ? Au casse- gueule, au casse -pipes ? Je me casse le nez à ta porte ? Ok dix minutes à tout casser et je ne serai plus là. A rester dans tes jambes, tu monopolises la mienne et je te vois mal, manchote à dix doigts, rafistoler un pantin désarticulé. Un clown un peu bègue. Un cancre amoureux. Mais je t’entends le dire encore : tout passe tout lasse tout casse…


Marionnette - texte Jonavin

dimanche 21 février 2021

La lande

 




Depuis ce matin, j'arpente la lande. Même si je devine le printemps léger qui éclate en silence. Je suis sûr que ton ombrelle n'a pas encore quitté le port ni l'expression figée du premier rendez-vous.

Pas la peine de se torturer la frange pour comprendre ça. Tout à l'heure, il y avait la raison, les fleurs sauvages, ton parfum brûlant sur la ligne d'horizon.
Ces lignes qui s'entrechoquent et celles qui se brisent pour disparaître sur le contour d'une bretagne semblable aux monts d’Arrée.
Dois-je encore m'émerveiller comme un sentiment ancien? Là, où les senteurs marines se couchent quand les algues respirent ici la nuit? Pourtant le vol en rase-motte des mouettes dans le ciel nuageux semble m'échapper de nouveau. Comme si le faisceau à l'immunité acquise me donne l'impression que les semailles à venir n'existent pas.
Sur l'estran, je n'aurai jamais dû cueillir tes baisers. Au milieu de nulle part, il me reste la semeuse à tout vent, celle que l'on emporte à ciel ouvert. 
Les rêves incultes, par delà les champs, et ta robe à soleil avec la lumière retrouvée des beaux jours. 
Avant que le givre ne ratisse la campagne.
Je sais que tu ne reviendras jamais, parfois dès les premières fontes, j'ai l'impression que je découvre l'humeur des jardins maritimes. Dans cette vague de froid, tu m'attends, grelottante.
Radieuse, tu te penches à peine. Habillée de jaune sous les méduses d'un parapluie ouvert.
Comme l'annonce d'une saison nouvelle où tu fais éclore mon cœur..

mardi 16 février 2021

Les Johnnies

 



Les journées étaient longues, il ne fallait pas oublier les gourdes d’eau pour s’asperger le cou et le visage.

La compagnie Ar Pen polis comptait 50 vendeurs d’oignons comme les autres compagnies qui se dispersaient dans toute l’Angleterre.

Les uns spécialisés comme botteleurs qui restaient en base à Southampton et les autres marchands colportant l’oignon rose du pays que les ménagères anglaises appelaient communément  « johnnie » du fait de leur petite taille parce qu’ils étaient souvent accompagnés de leurs jeunes enfants.

Ces aventuriers quittant le port de Roscoff et ce depuis 1828 sous les embrassades humides à travers les filins, laissant sur le quai les jeunes mères paysannes tristes. Ces marins impuissants voyant s'effacer peu à peu dans le destin providentiel les charrettes à bras derrière la ligne d’horizon.
La séparation durait six longs mois.

Ces johnnies, au fil des décennies, découvrant toute l’Angleterre.  Peut-être le plus intrépide, Le Guénidec, cinquième génération qui arpentait tout le Comté de Sussex, de ferme en ferme, chaque saison.
C’était sa 22ème traversée sans interruption. En l’an 1927, ce juillet, 
Pour la première fois, son fils Augustin âgé de 10 ans sillonnant avec lui la campagne. Se remémorant au même âge, la besogne difficile, marchant à pieds avec son père un bâton sur le bâti des épaules qui avait fait de lui, à présent un gaillard.
Ils étaient originaires de Tréguier qui était assez éloigné du pourtour de Roscoff.
Le Guénidec, trente deux ans, le béret bien enfoncé, au loin leurs bicyclettes, où des tresses d'oignons roses dégringolaient du guidon jusqu'au garde de boue.
Ces vélos qui davantage ressemblaient à une chenille se faufilant au milieu des prairies vertes. 
Bordée par la belle côte sud de l’Angleterre diffusant une lumière douce.
Parfois, à côté des fleurs sauvages, il n'était pas rare d'apercevoir les vélos et les bérets éparpillés, tout en haut des falaises blanches.
Les Guénidec regardant l’océan, du moins la mer.

Libres, comme le vent.

Le père proche de son enfant. Enlacés dans les blés. Bercés de tendresse dans les couleurs cuivrées d’oignons.
Le vent du nord parfumant les cheveux sous un ciel étoilé qui émerveillerait Marie de l'autre côté de la Manche. La paimpolaise n'ayant pas sommeil, veillant sur la mèche emboutie. 

La providence mordre un moignon d’aube posée sur la margelle. Quelques portions de nuit comme une dernière lueur sur la côte granit rose avant qu’Augustin et son amoureux, ne referment de l’autre côté les paupières…


vendredi 12 février 2021

Première vendange




 En ce début d'automne

Le Loir s'est assoupi
Dans les brumes matinales
Augustin est pensif
Une aile sauvage zigzague
Louise en robe légère
frissonne dans un manteau de vigne
Des odeurs d'acacias, d'abricots
Détalent du jardin quand elle s'approche
Dans l'instant, lui savoure les épices douces
La cannelle qui se mélange aux écorces d'agrumes
Et soudain, il voit des fruits en grappes s'enivrer de fleurs blanches
Et soudain, il imagine un soleil rougir de plaisir
Quand le matin berce les rosées tendres
D'un ciel éméché 

jeudi 11 février 2021

Un échec

 …/…

Celui-là, ce privilégié triomphera toujours ou
presque toujours, sans effort, par la seule puissance de
sa nature, en vertu de ce don secret qu’il a, de ce
charme inconnu et sensuel  qu’il porte en lui, don et
charme inaperçus de ses voisins de même race, alors
que ces mêmes voisins, plus intelligents, plus beaux
même, échoueront dans leurs tentatives. D’où il résulte
que deux hommes pareils ont le droit de ne pas voir la
vie et les femmes de la même façon.
Et puis il y a ceux qui s’y prennent mal, ceux qui se
découragent trop vite, ceux qui ne distinguent jamais le
moment précis et surtout ceux qui désirent peu parce
qu’ils ne savent pas vraiment aimer les femmes. Je dis
que le vrai désir, le désir brûlant, le désir qui fait frémir
la main et enflamme le regard est contagieux comme
une maladie. Une femme qui se sent désirée ainsi,
appelée ainsi est à moitié vaincue d’avance. Et elles
sentent cela, par tous leurs nerfs, par tous leurs organes,
par toute leur peau. Ce genre de sympathie-là  est
irrésistible, voyez-vous. Mais, sacrebleu, il faut que le
ton de toutes vos paroles, que tous les mouvements de
votre bouche, que toutes les caresses de vos yeux, leur
disent et leur répètent l’ardeur de votre appel. Si vous
causez avec elles comme  vous le feriez avec un
professeur d’histoire, elles vous résisteront jusqu’au
jugement dernier ! Quoi que vous leur disiez, pensez à
leur étreinte, pensez à leur baiser, pensez à leur nudité,
et derrière vos paroles les  plus chastes et les plus
graves, elles devineront, elles sentiront cette
sollicitation pressante et muette.  Experto crede
Roberto. »
Jean de Valézé répondit :
– Alors on ne t’a jamais résisté, à toi ?
– Si, et tout dernièrement encore. Je vais vous dire
ça, c’est assez drôle. Mais, qui sait ? je me suis peut-
être trompé sur l’instant de la dernière attaque.
Enfin, voici. J’allais à Turin en traversant la Corse.
Je pris à Nice le bateau pour Bastia, et, dès que nous
fûmes en mer, je remarquai, assise sur le pont, une
jeune femme gentille et assez modeste, qui regardait au
loin. Je me dis : « Tiens, voilà ma traversée. »
Je m’installai en face d’elle et je la regardai en me
demandant tout ce qu’on doit se demander quand on
aperçoit une femme inconnue qui vous intéresse : sa
condition, son âge, son caractère. – Puis on devine, par
ce qu’on voit, ce qu’on ne voit pas. On sonde avec l’œil
et la pensée les dedans du corsage et les dessous de la
robe. On note la longueur du buste quand elle est
assise ; on tâche de découvrir la cheville ; on remarque
la qualité de la main qui révélera la finesse de toutes les
attaches, et la qualité de l’oreille qui indique l’origine
mieux qu’un extrait de naissance toujours contestable.
On s’efforce de l’entendre parler pour pénétrer la nature
de son esprit, et les tendances de son cœur par les
intonations de sa voix. Car  le timbre et toutes les
nuances de la parole montrent à un observateur
expérimenté toute la contexture mystérieuse d’une âme,
l’accord étant toujours parfait, bien que difficile à saisir,
entre la pensée même et l’organe qui l’exprime.
Donc j’observais attentivement ma voisine,
cherchant les signes, analysant ses gestes, attendant des
révélations de toutes ses attitudes.
Elle ouvrit un petit sac et  tira un journal. Je me
frottai les mains : « Dis-moi qui tu lis, je te dirai ce que
tu penses. »
Elle commença par l’article de tête, avec un petit air
content et friand. Le titre de la feuille me sauta aux
yeux : l’Écho de Paris. Je demeurai perplexe. Elle lisait
une chronique de Scholl. Diable ! c’était une scholliste
– une scholliste ? Elle se mit à sourire : une gauloise.
Alors pas bégueule, bon  enfant. Très bien. Une
scholliste – oui, ça aime l’esprit français, la finesse et le
sel, même le poivre. Bonne note. Et je pensai : voyons
la contre-épreuve.
J’allai m’asseoir auprès d’elle et je me mis à lire,
avec non moins d’attention, un volume de poésies que
j’avais acheté au départ : la Chanson d’amour, par Félix
Frank.
Je remarquai qu’elle avait cueilli le titre sur la
couverture, d’un coup d’œil rapide, comme un oiseau
cueille une mouche en volant. Plusieurs voyageurs
passaient devant nous pour  la regarder. Mais elle ne
semblait penser qu’à sa chronique. Quand elle l’eut
finie, elle posa le journal entre nous deux.
Je la saluai et je lui dis : « Me permettez-vous,
madame, de jeter un coup d’œil sur cette feuille ?
– Certainement, monsieur.
– Puis-je vous offrir, pendant ce temps, ce volume
de vers ?
– Certainement, monsieur ; c’est amusant ? »
Je fus un peu troublé par cette question. On ne
demande pas si un recueil de  vers est amusant. – Je
répondis : « C’est mieux que cela, c’est charmant,
délicat et très artiste.
– Donnez alors. »
Elle prit le livre, l’ouvrit et se mit à le parcourir avec
un petit air étonné prouvant qu’elle ne lisait pas souvent
de vers.
Parfois, elle semblait attendrie, parfois elle souriait,
mais d’un autre sourire qu’en lisant son journal.
Soudain, je lui demandai : « Cela vous plaît-il ?
– Oui, mais j’aime ce qui est gai, moi, ce qui est très
gai, je ne suis pas sentimentale. »
Et nous commençâmes à causer. J’appris qu’elle
était femme d’un capitaine  de dragons en garnison à
Ajaccio et qu’elle allait rejoindre son mari.
En quelques minutes, je devinai qu’elle ne l’aimait
guère, ce mari ! Elle l’aimait pourtant, mais avec
réserve, comme on aime un homme qui n’a pas tenu
grand’chose des espérances éveillées aux jours des
fiançailles. Il l’avait promenée de garnison en garnison,
à travers un tas de petites  villes tristes, si tristes !
Maintenant, il l’appelait dans cette île qui devait être
lugubre. Non, la vie n’était  pas amusante pour tout le
monde. Elle aurait encore préféré demeurer chez ses
parents, à Lyon, car elle connaissait tout le monde à
Lyon. Mais il lui fallait aller en Corse maintenant. Le
ministre, vraiment, n’était pas aimable pour son mari,
qui avait pourtant de très beaux états de services.
Et nous parlâmes des résidences qu’elle eût
préférées.
Je demandai : « Aimez-vous Paris ? »
Elle s’écria : « Oh ! monsieur, si j’aime Paris ! Est-il
possible de faire une pareille question ? »
Et elle se mit à me parler de Paris avec une telle
ardeur, un tel enthousiasme, une telle frénésie de
convoitise que je pensai : « Voilà la corde dont il faut
jouer. »
Elle adorait Paris, de loin, avec une rage de
gourmandise rentrée, avec  une passion exaspérée de
provinciale, avec une impatience affolée d’oiseau en
cage qui regarde un bois toute la journée, de la fenêtre
où il est accroché.
Elle se mit à m’interroger, en balbutiant d’angoisse ;
elle voulait tout apprendre, tout, en cinq minutes. Elle
savait les noms de tous les gens connus, et de beaucoup
d’autres encore dont je n’avais jamais entendu parler.
– Comment est M. Gounod ?  Et M. Sardou ? Oh !
monsieur, comme j’aime les  pièces de M. Sardou !
Comme c’est gai, spirituel ! Chaque fois que j’en vois
une, je rêve pendant huit jours ! J’ai lu aussi un livre de
M. Daudet qui m’a tant plu !  Sapho, connaissez-vous
ça ? Est-il joli garçon, M. Daudet ? L’avez-vous vu ? Et
M. Zola, comment est-il ? Si vous saviez comme
Germinal m’a fait pleurer ! Vous rappelez-vous le petit
enfant qui meurt sans lumière ? Comme c’est terrible !
J’ai failli en faire une maladie. Ça n’est pas pour rire,
par exemple ! J’ai lu aussi un livre de M. Bourget,
Cruelle énigme ! J’ai une cousine qui a si bien perdu la
tête de ce roman-là qu’elle a écrit à M. Bourget. Moi,
j’ai trouvé ça trop poétique. J’aime mieux ce qui est
drôle. Connaissez-vous M. Grévin ? Et M. Coquelin ?
Et M. Damala ? Et M. Rochefort ? On dit qu’il a tant
d’esprit ! Et M. de Cassagnac ? Il paraît qu’il se bat
tous les jours ?...
..................................................
Au bout d’une heure environ, ses interrogations
commençaient à s’épuiser ; et ayant satisfait sa curiosité
de la façon la plus fantaisiste, je pus parler à mon tour.
Je lui racontai des histoires du monde, du monde
parisien, du grand monde. Elle écoutait de toutes ses
oreilles, de tout son cœur. Oh ! certes, elle a dû prendre
une jolie idée des belles dames, des illustres dames de
Paris. Ce n’étaient qu’aventures galantes, que rendezvous, que victoires rapides et défaites passionnées. Elle
me demandait de temps en temps : « Oh ! c’est comme
ça, le grand monde ? »
Je souriais d’un air malin : « Parbleu. Il n’y a que les
petites bourgeoises qui mènent une vie plate et
monotone par respect de la  vertu, d’une vertu dont
personne ne leur sait gré... »
Et je me mis à saper  la vertu à grands coups
d’ironie, à grands coups de philosophie, à grands coups
de blague. Je me moquai avec désinvolture des pauvres
bêtes qui se laissent vieillir sans avoir rien connu de
bon, de doux, de tendre ou de galant, sans avoir jamais
savouré le délicieux plaisir des baisers dérobés,
profonds, ardents, et cela parce qu’elles ont épousé une
bonne cruche de mari dont  la réserve conjugale les
laisse aller jusqu’à la mort dans l’ignorance de toute
sensualité raffinée et de tout sentiment élégant.
Puis, je citai encore des anecdotes, des anecdotes de
cabinets particuliers, des  intrigues que j’affirmais
connues de l’univers entier. Et, comme refrain, c’était
toujours l’éloge discret, secret, de l’amour brusque et
caché, de la sensation volée comme un fruit, en passant,
et oubliée aussitôt qu’éprouvée.
La nuit venait, une nuit calme et chaude. Le grand
navire, tout secoué par sa machine, glissait sur la mer,
sous l’immense plafond du ciel violet, étoilé de feu.
La petite femme ne disait  plus rien. Elle respirait
lentement et soupirait parfois. Soudain elle se leva :
– Je vais me coucher, dit-elle, bonsoir, monsieur.
Et elle me serra la main.
Je savais qu’elle devait prendre le lendemain soir la
diligence qui va de Bastia  à Ajaccio à travers les
montagnes, et qui reste en route toute la nuit.
Je répondis :
– Bonsoir, madame
Et je gagnai, à mon tour, la couchette de ma cabine.
J’avais loué, dès le matin  du lendemain, les trois
places du coupé, toutes les trois pour moi tout seul.
Comme je montais dans la vieille voiture qui allait
quitter Bastia, à la nuit tombante, le conducteur me
demanda si je ne consentirais point à céder un coin à
une dame.
Je demandai brusquement : « À quelle dame ?
– À la dame d’un officier qui va à Ajaccio.
– Dites à cette personne que je lui offrirai volontiers
une place. »
Elle arriva, ayant passé la journée à dormir, disaitelle. Elle s’excusa, me remercia et monta.
Ce coupé était une espèce de boîte hermétiquement
close et ne prenant jour que par les deux portes. Nous
voici donc en tête-à-tête, là dedans. La voiture allait au
trot, au grand trot ; puis elle s’engagea dans la
montagne. Une odeur fraîche  et puissante d’herbes
aromatiques entrait par les  vitres baissées, cette odeur
forte que la Corse répand autour d’elle, si loin que les
marins la reconnaissent au large, odeur pénétrante
comme la senteur d’un corps, comme une sueur de la
terre verte imprégnée de parfums, que le soleil ardent a
dégagés d’elle, a évaporés dans le vent qui passe.
Je me remis à parler de Paris, et elle recommença à
m’écouter avec une attention  fiévreuse. Mes histoires
devenaient hardies, astucieusement décolletées, pleines
de mots voilés et perfides, de ces mots qui allument le
sang.
La nuit était tombée tout  à fait. Je ne voyais plus
rien, pas même la tache  blanche que faisait tout à
l’heure le visage de la jeune femme. Seule la lanterne
du cocher éclairait les quatre chevaux qui montaient au
pas.
Parfois le bruit d’un torrent roulant dans les rochers
nous arrivait, mêlé au son des grelots, puis se perdait
bientôt dans le lointain, derrière nous.
J’avançai doucement le pied, et je rencontrai le sien
qu’elle ne retira pas. Alors je ne remuai plus, j’attendis,
et soudain, changeant de note, je parlai tendresse,
affection. J’avais avancé la main et je rencontrai la
sienne. Elle ne la retira pas non plus. Je parlais toujours,
plus près de son oreille, tout près de sa bouche. Je
sentais déjà battre son cœur contre ma poitrine. Certes,
il battait vite et fort – bon signe ; – alors, lentement, je
posai mes lèvres dans son cou, sûr que je la tenais,
tellement sûr que j’aurais parié ce qu’on aurait voulu.
Mais, soudain, elle eut une secousse comme si elle
se fût réveillée, une secousse telle que j’allai heurter
l’autre bout du coupé. Puis, avant que j’eusse pu
comprendre, réfléchir, penser à rien, je reçus d’abord
cinq ou six gifles épouvantables, puis une grêle de
coups de poing qui m’arrivaient, pointus et durs, tapant
partout, sans que je puisse les parer dans l’obscurité
profonde qui enveloppait cette lutte.
J’étendais les mains, cherchant, mais en vain, à
saisir ses bras. Puis, ne sachant plus que faire, je me
retournai brusquement, ne présentant plus à son attaque
furieuse que mon dos, et cachant ma tête dans
l’encoignure des panneaux.
Elle parut comprendre, au son des coups peut-être,
cette manœuvre de désespéré, et elle cessa brusquement
de me frapper.
Au bout de quelques secondes elle regagna son coin
et se mit à pleurer par grands sanglots éperdus qui
durèrent une heure au moins.
Je m’étais rassis, fort inquiet et très honteux.
J’aurais voulu parler, mais que lui dire ? Je ne trouvais
rien ! M’excuser ? C’était stupide ! Qu’est-ce que vous
auriez dit, vous ! Rien non plus, allez.
Elle larmoyait maintenant et poussait parfois de gros
soupirs, qui m’attendrissaient et me désolaient. J’aurais
voulu la consoler, l’embrasser comme on embrasse les
enfants tristes, lui demander pardon, me mettre à ses
genoux. Mais je n’osais pas.
C’est fort bête ces situations-là !
Enfin,  elle  se  calma,  et nous restâmes, chacun dans
notre coin, immobiles et muets, tandis que la voiture
allait toujours, s’arrêtant parfois pour relayer. Nous
fermions alors bien vite les yeux, tous les deux, pour
n’avoir point à nous regarder quand entrait dans le
coupé le vif rayon d’une lanterne d’écurie. Puis la
diligence repartait ; et toujours l’air parfumé et
savoureux des montagnes corses nous caressait les
joues et les lèvres, et me grisait comme du vin.
Cristi, quel bon voyage si... si ma compagne eût été
moins sotte !
Mais le jour lentement se glissa dans la voiture, un
jour pâle de première aurore. Je regardai ma voisine.
Elle faisait semblant de dormir. Puis le soleil, levé
derrière les montagnes, couvrit bientôt de clarté un
golfe immense tout bleu, entouré de monts énormes aux
sommets de granit. Au bord du golfe une ville blanche,
encore dans l’ombre, apparaissait devant nous.
Ma voisine alors fit semblant de s’éveiller, elle
ouvrit les yeux (ils étaient rouges), elle ouvrit la bouche
comme pour bâiller, comme si elle avait dormi
longtemps. Puis elle hésita, rougit, et balbutia :
– Serons-nous bientôt arrivés ?
– Oui, madame, dans une heure à peine.
Elle reprit en regardant au loin :
– C’est très fatigant de passer une nuit en voiture.
– Oh ! oui, cela casse les reins.
– Surtout après une traversée.
– Oh ! oui.
– C’est Ajaccio devant nous ?
– Oui, madame.
– Je voudrais bien être arrivée.
– Je comprends ça.
Le son de sa voix était un peu troublé ; son allure un
peu gênée, son œil un peu fuyant. Pourtant elle semblait
avoir tout oublié. Je l’admirais. Comme elles sont
rouées d’instinct, ces mâtines-là ? Quelles diplomates !
Au bout d’une heure, nous arrivions, en effet ; et un
grand dragon, taillé en hercule, debout devant le bureau, agita un mouchoir en apercevant la voiture.
Ma voisine sauta dans ses bras avec élan et
l’embrassa vingt fois au moins, en répétant : « Tu vas
bien ? Comme j’avais hâte de te revoir ! »
Ma malle était descendue de l’impériale et je me
retirais discrètement quand  elle  me  cria :  « Oh !
monsieur, vous vous en allez sans me dire adieu. »
Je balbutiai : « Madame,  je vous laissais à votre
joie. »
Alors elle dit à son mari : « Remercie monsieur,
mon chéri ; il a été charmant pour moi pendant tout le
voyage. Il m’a même offert une place dans le coupé
qu’il avait pris pour lui tout seul. On est heureux de
rencontrer des compagnons aussi aimables. »
Le mari me serra la main en me remerciant avec
conviction.
La jeune femme souriait en nous regardant... Moi je
devais avoir l’air fort bête !
Lataille se tut, puis reprit :  « Assurément,  j’avais
commis une faute de tactique ou de tact. Mais
laquelle ?... »

(Guy de Maupassant)

mercredi 10 février 2021

Dernière lueur

                                            

                                           


                                           Dernière lueur sur les planches en bois d'azobé

De ce vent iodé, je quitte l'humeur marine où j'ai libéré ta silhouette aux alentours
Etrangement, les lampadaires éclairent à peine le sol sous l'ombre jersey des villas normandes
Devant les boutiques
Je marche
Tant les vitres miroitées font l'enseigne des lettres lumineuses
Souffle la bise, d'un monde transparent
Ce bruissement à travers les alvéoles, où passe le silence
Se reflètent  les gouttes de pluie sur la baie
Comme l'accroche-cœur pour dégrafer au fond, les senteurs marines
Mais avant, un peu d'irrévérence
Sous la ville endormie, dans la fumée du rêve
Je ne peux m'empêcher d'imaginer, les pensées qui éclaboussent quelques lumières douces pour se baigner dans la fantaisie de tes vagues

vendredi 5 février 2021

Un échec

 « Allons donc, c’est stupide de dire ces choses-là ?

– Il n’est jamais stupide de dire la vérité. Je te répète qu’un garçon, pas laid, pas bête, assez roué, habitué aux femmes, à leurs manières, à leurs défenses, à leurs caprices, à leurs faiblesses, qui sait lire dans leur cœur, dans leur âme et dans leurs yeux, qui pressent leurs défaillances et devine les fluctuations de leurs désirs, vient toujours à bout de celles qu’il veut. Je dis toujours, et de toutes, presque sans exception. Et l’exception dans ce cas ne fait que confirmer la règle. »
Quatre jeunes gens debout écoutaient la discussion. Trois d’entre eux tenaient pour Jean de Valézé qui soutenait la cause de la pluralité des femmes honnêtes. Un seul soutenait énergiquement l’avis de Simon Lataille, qui reprit : « À quoi sert la discussion sur ce point, d’ailleurs, et comment nous entendrions-nous ? Nous ne jugeons, nous ne pouvons juger de ces choses que d’après notre expérience personnelle. Or, si vous avez trouvé beaucoup de rebelles, il est indubitable que vous devez croire à la sagesse des femmes, tandis que si j’ai rencontré beaucoup de défaillantes, j’ai le droit de conclure à leur faiblesse. Or, songez que la vertu et la résistance ne tiennent à rien, à un cheveu, comme on dit, oui, à une mèche de cheveux frisés d’une certaine façon, à l’expression d’un œil, au je ne sais quoi mystérieux qui rend un être, homme ou femme, instantanément désirable pour les créatures d’un sexe différent.
Celui-là, ce privilégié triomphera toujours ou presque toujours, sans effort, par la seule puissance de sa nature, en vertu de ce don secret qu’il a, de ce charme inconnu et sensuel qu’il porte en lui, don et charme inaperçus de ses voisins de même race, alors que ces mêmes voisins, plus intelligents, plus beaux même, échoueront dans leurs tentatives. D’où il résulte que deux hommes pareils ont le droit de ne pas voir la vie et les femmes de la même façon.
Et puis il y a ceux qui s’y prennent mal, ceux qui se découragent trop vite, ceux qui ne distinguent jamais le moment précis et surtout ceux qui désirent peu parce qu’ils ne savent pas vraiment aimer les femmes. Je dis que le vrai désir, le désir brûlant, le désir qui fait frémir la main et enflamme le regard est contagieux comme une maladie. Une femme qui se sent désirée ainsi appelée ainsi est à moitié vaincue d’avance. Et elles sentent cela, par tous leurs nerfs, par tous leurs organes, par toute leur peau. Ce genre de sympathie-là est irrésistible, voyez-vous. Mais, sacrebleu, il faut que le ton de toutes vos paroles, que tous les mouvements de votre bouche, que toutes les caresses de vos yeux, leur disent et leur répètent l’ardeur de votre appel. Si vous causez avec elles comme vous le feriez avec un professeur d’histoire, elles vous résisteront jusqu’au jugement dernier ! Quoi que vous leur disiez, pensez à leur étreinte, pensez à leur baiser, pensez à leur nudité, et derrière vos paroles les plus chastes et les plus graves, elles devineront, elles sentiront cette sollicitation pressante et muette.

(Guy de Maupassant)

mardi 2 février 2021

J'ai toujours aimé les casses croûtes


 D'une vie qui ne manque jamais de sel, on la voudrait parfois pétrie autrement que roulée dans la farine.

 Y mettre un soupçon de levure, histoire de la voir gonfler. La sentir un moment bien croustillante. Dorés sur sa croûte, moelleuse dans sa mie, sans en perdre une miette. La vivre avec ses gruaux mais sans grumeaux, la vivre comme un vrai pain de campagne (ou un vrai parisien pour les citadins)... 

A chacun sa vie, à chacun son pain, à chacun sa douleur... Qui sommes-nous? Avec nos nerfs en boule, parfois menés à la baguette par ceux qui, au boulot, tiennent les ficelles. A danser, bonne pâte, la polka sur un air viennois les jours heureux. Bâtards d'une vie que l'on passe à jouer des flûtes et se dorer les miches comme des mitrons. Simples apprentis endormis au fournil, attendant sans cesse la fournée du lendemain. Pour un pain de tradition, un pain fantaisie, un pain complet. Mais quignons aujourd'hui, nous finirons tous vieux croûtons demain, ceints d'une couronne et vendus pour une bouchée de pain le jour du Grand Miracle. Mais encore combien de navettes avant de finir dans la corbeille? Combien de nuits avant de finir au pain sec, grillé pour l'avoir tant gagné à la sueur de notre front? Même si parfois, apparaissent quelques épices dans notre pain quotidien. Sans personne pour nous le retirer de la bouche. Sans le deviner perdu ou étalé comme un vulgaire sandwich sur un coin de table les jours de misère. Car avec tout ce que l'on se tartine, nos vies en tranches, mises à sac, ne se vendront jamais comme des petits pains. Qu'on nous huche, rien ne peut vraiment aujourd'hui nous sortir du pétrin...

Le jour où vous êtes rassis, c'est que vous êtes trop vieux! Alors si la vie vous paraît longue comme un jour sans pain, croquez-la! Mais pour celui qui mange le blanc en premier...

(texte Jonavin)

lundi 1 février 2021

Afrique


Tu n'es toujours pas réveillée. Comme toi j'ai quitté la ville sépulcrale; cette aube au pastel jetée le long des riches avenues. Une arachide torréfiée corroie ta peau nue et moite.

De la savane où à hauteur de paume, je caresse l'herbe à éléphant, s'embrase un soleil d'ivoire. Crinière flottante, tu te blottis à ma brûlure. Dors petite Afrique, dors encore.
Longtemps, j'ai sillonné les rides de sable, ravins définitifs que mon doigt pistait sur les plissements du front. En voyageur solitaire, d'une pyramide nasale, j'ai appris le tombeau de tes respirations secrètes. L'ombre du désert, les dunes en croissant surlignant tes paupières closes. Mais surtout la colère du Nil et ses felouques à joue, le temps des crues.

Ici, l'hiver emprisonne les brumes glaciales. Triste Carthage, mes indigènes refusent toute pluie bienfaitrice. Celle qui nourrit pourtant le coeur des hommes, la terre sacrée des ancêtres.
Esclaves, ils ont des noirs méduses qui leurs cachent l'offrande du ciel. Mais peut-être que l'indigo du tien vole à l'éclat des grands anneaux, la manganèse et l'or de Galam. A la saison des pluies, c'est la kora des griots mandingues qui arpègent le delta de tes yeux. En saison sèche, le sitar de Khasim l'égyptien, dont le souffle barbare, capable d'allumer des brasiers au fond d'un murmure, consume tous les maléfices. Dors Petite Afrique, dors encore. Avec tes rugissements de lionne. Arraché de l'animal totémique, serpent scarifié et venin dans le dos, je m'abandonne un instant à ton génie protecteur. A celui qui se love en sifflant quand je promène ma virilité guerrière autour de tes hanches.
Au bal des Signares, reine mulâtre, tu m'as racontée l'île de Gorée. Pendant des mois, j'ai suivi une caravane fantôme. Les bijoux tatoués de ta nuque. La gorge du Zambèze, sauvage et profonde jusqu'à la chute de reins prévisible. Missionnaire, Levingstone, j'explorais là, les jaillissements d'écume, la sueur de ton corps exsudant les cataractes avec l'esprit d'un guerrier Massaï. J'ai vaincu le bush, Kalahari, ses croûtes de sel dans l'ombre furtive d'un Rimbaud. J'ai vaincu le secret des femmes-girafe, celui des clans disparus, les pygmées de la sylve équatoriale. Voyage initiatique, d'aucuns pensaient que j'avais le pouvoir d'être invisible. Pour toi, oui, je l'étais.
Tout comme le langage rituel des masques Dogons, j'ai appris d'autres dialectes.
Tes racines, tes mystères, les odeurs de souffrance, les cris du ventre.
Les omoplates, plateaux abyssins où mes doigts courent sans cesse n'ont rien d'un safari. Dors Petite Afrique. Dors encore.
Excisée, maraboutée, par tant d’ensorceleurs, ta sauvagerie envoûtante ne charrie plus l'âme des tambours. Même si je les entends battre ce matin. Comme un chant d'espoir, un chant d'adieu.
Je me suis endormi à la pleine lune de ton nombril. Dans la syncope du Djembé qui rythme le coeur, j'entends les battements du monde. Nombril de cornaline, de peinture et de sang mêlés. Petite Afrique, ton enfant à venir a déjà faim.

Combien de pistes encore,  de steppes infinies, de montagnes et de plages où je m'épuise à te découvrir si belle? Combien de courbures, de galbes dans la mosaïque de ton corps offert? J'ai traversé Soweto, quelques huttes zoulous, la rébellion et l'injustice de tes rêves agités. Et soudain, dans le mouvement de tes yeux qui s’entrouvrent, j'aperçois,  face à la mer, ton cap de Bonne-
Espérance.

Texte Jonavin

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