jeudi 14 janvier 2021

La bicyclette





 Sur le porte-bagages de mes yeux, j'ai souvent emporté de lourdes valises. Mais ce soir, promis, une sacoche suffira. Je n'ai pas sommeil. Je quitte doucement la chambre, sa tristesse renfermée. De mes bandages à qui j'envoie un pneu ballon, suppure toujours cette plaie profonde. Illusions déçues, mes souvenirs vont comme la pensée. Pourtant je sais ma vie boiteuse.

La béquille de mes angoisses sur laquelle m'appuyer. Quand ce qui vous a saigné ne vous donne plus la force de faire la roue...il faut partir. Se pendre à la sonnette d'alarme. Mériter la potence.

Alors je vole à bicyclette, l'endroit où nichent les hirondelles comme la patrouille en leggins et casquette plate de la rue Nélaton. Mes mains serrent fort les poignées. L'amour sans frein nous oblige parfois à rentrer la tête dans les épaules, disais-tu. Maintenant c'est une certitude ; il peut aussi tuer. Ce soir, je sens un vent printanier rafler tout ce qui traine. Rouler des patins aux bouches d'égoût. Il gifle, gémit, rase les trottoirs mais je n'ai plus peur.

Tiens, le magasin de cycles  a du mettre les saisons en location. Elles emportent à la chaîne ce temps qui déraille. C'est juillet, il pleut. Le monde fait tourner ainsi sur les selles, les hommes, bons rouleurs qui luttent contre la montre. Ceux qui s'enfuient sous des feux de peloton. Les pinces à vélo, les capuchons, tous ces petits détails qui nous semblent souvent  accessoires. Dans une vitrine, vient se refléter l'ombre d'un tan -sad où j'imagine un couple en tandem, un soleil donnant la main à l'herbe verte. Un pique-nique au bord de l'eau. Une motocyclette de 1942. Sur la place où tant de fois j'ai acquis pignon sur rue, ne reste que des maisons à volets clos. Une solitude méprisante. Des papillons noirs. Un peu de ton âme aussi, dans l'échappée des rues sombres. Le Vel 'd'HIV où j'ai perdu ta main. Dissolution des mœurs, peut-on coller une rustine à ce qui n'existe plus? Moi, j'ai levé les cintres, oublié la clavette sur cette fièvre en plateau qui, toutes les nuits câble encore un "dépêche-toi". Sauf qu'aujourd'hui, aucun regret ne se pleure sans briser des gaines. Même le vent, soudain se dégonfle, je me cramponne à ma bécane. Des bouffées d'air glacent mon dos trempé. Je vole ta silhouette.

A la fourche d'un platane, je me raidis. D'ici, on peut viser à plein guidon la route qui zigzague. Mais à ceux qui s'aiment en rayons, nul doute qu'elle doit déjà  disparaître hors cadre. J'entends claquer le garde-boue. Et cette note de pédale, infatigable, qui monte en danseuse toutes ces heures épuisées ! Apprends-moi de nouveau les sentiments à la manette, la peur de tomber, le rire des enfants...Je suis descendu de ma bicyclette. La pluie mouille mon visage.

Tu ne reviendras pas...

(texte Jonavin)

2 commentaires:

  1. Jolie métaphore poussée jusqu'au dernier retranchement...
    La bicyclette a quelque chose de terriblement sexy quand elle est bleue, comme les ecchymoses de l'âme après l'amour.
    •.¸¸.•*`*•.¸¸☆

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  2. " Quand elle est bleu; Comme les ecchymoses de l'âme après l'amour"
    Belle métaphore !
    On peut imaginer lors de la rafle du Vel d'HIV, se serait-il caché? au détriment de sa femme, sa fiancée? Avec les textes de mon frère, je sais, les portes sont toujours ouvertes.

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