jeudi 9 avril 2020

Le jardin mauresque de la ville d'hiver





Je suis debout sur un banc, pieds nus, les mains dans le dos.
Dans le jardin du casino Mauresque où le théâtre de verdure San Carlito donne un spectacle de marionnettes. A titre princier, les places d’honneur sont toujours réservées aux enfants fortunés des villas chics du parc. L’une d’elles, mademoiselle Charlotte, assise dans un fauteuil en osier blanc chaise, crache des mouchoirs de sang de ses fines mains gantées. Vêtue d’un corsage violine recouvert de tulle, brodé de sequins groseille et d’une cravate en frou-frou de chez Circa qui tranche avec la pâleur du visage émacié. Il n’y a que des gouvernantes pour mener les enfants au guignol, mais vous my God, vous avez la chance de votre mère. Tout à l’heure, madame Dubos de la laiterie du bocage viendra livrer, en carriole, ses bidons de lait de vache vaccinée. Sur avis médical, Charlotte ingurgitera son grand bol de crème, couplé à une eau de pin. Alors je la regarderai boire, fasciné attendant avec gourmandise, ce moment précieux où elle offrira son cou au breuvage encore fumant. Voire, entre deux quintes de toux, un sourire à la petite main qui, tous les matins, lui démêle son chignon dans l’un des salons de la villa - louée au mois, à l’angle de l’allée Velpeau.
Mais si son état, déjà pitoyable, continue d’empirer, elle partira bientôt, à l’aérium de la fondation Wallerstein d’Arès...
Il me suffit de fermer les yeux pour me remémorer avec certitude les allées en rondeur, le kiosque à musique, Place des Palmiers et les magnolias fleuris comme d’un jardin anglais. D' ailleurs je n’ai jamais autant appris sur le cricket, la Jelly ou les maisons Tudor que pendant ces longues semaines où je me suis instruit des raffinements de son éducation. Depuis la chambre des domestiques, sous les combles où je l’écoute dormir. Cette fois ci, demandera t-elle aux soeurs de la Sainte Agonie si Dieu et l’automne l’autoriseront demain, à porter une jolie robe de promenade? Ou du belvédère, me lira t-elle encore un passage de Wuthering Heights, ce livre étrange qui ne la quitte plus des mains depuis quelques jours?
Comme d' habitude, elle viendra prendre avant midi, un bain d’air saturé de sel. Devant le bow-window sans doute. Là où la ville d’hiver, mêlée d’effluves odorants et de senteurs balsamiques, gemme des soleils revigorants. Un bienfait pour les curistes de la Grande Dune dont le lazaret à ciel ouvert n’est qu’un écrin de forêt maritime.
Un sanatorium qui panse la phtisie des futurs héritiers comme elle aime plaisanter. Pleine de malice, je l’entendrai dire aussitôt: Sorry, mais avec votre permission Léontine, une voiture viendra nous chercher au pavillon Impérial dès quatorze heures.
D’une simple pichenette, elle réajuste sa capeline en tarlatane rose thé dont le ruban en gros grain assorti décolore un oeillet qui lui tombe sur l’œil droit. Tilt hat, comme on le ferait d’un bibi que l’on défroisse, me soufflera t-elle de son accent délicieux. Mais sous une fièvre qui suture les peaux usées. Et devant son précepteur, qui alors froncera les sourcils.
Tout en suivant l’omnibus, nous prendrons la route du Moulleau.
Sur la plage, une course au tramway nous conduira directement jusqu' au phare. Je fouille mes poches. Un aller-retour en tillole coûte cinq francs pour un à quatre voyageur. Pas grave, nous pourrons donc, emporter deux fois le poids de nos rêves. A la terrasse de la lanterne, nous regarderons le monde tourner comme un cerf-volant. Puis soudain, le rouge lui monterait au front par le fracas des brisants. Et peut-être même, qu’elle y jetterait son mal de poitrine. Pour les hauts de Hurlevent d' abord, qu’elle serre bien fort contre son cœur. Là-haut, préférerait-elle me parler de son père officier de la Navy, admiral of the fleet, des obsèques du roi Edouard VII ou du pur-sang qu’il lui a promis, black home?
Quelle importance !
Je sautille sur mon banc. Comment lui cacher ici, mes voyages d' illusion, des croisés de l' Alcazar à l' Alhambra de Grenade, en passant par le funiculaire du casino - affublé d' une pèlerine trouée et de vieilles galoches hors d' usage, dénichées dans une boutique d' un prêteur sur gage de la Teste? Des brocantes en tous genres, où j’ai marchandé mes sacs de billes et quelques numéros du Dimanche Illustré pour économiser les cent sous nécessaires à ma bourse? De la station balnéaire, défilent à dos d’âne les dandys de Londres, les ducs de Russie et tous les aristocrates d’Europe dont les cartes nuages rejoindront bientôt le bout du monde. Les mêmes qui s’envolent depuis notre phare,
Mademoiselle Charlotte.

Une dernière représentation de Guignol, quelques chaises longues, un crachoir de poche.
Et déjà, je fais tinter l’or de ma bourse...

(texte Jonavin)

2 commentaires:

  1. Les voyages d'illusion sont déjà des voyages. Mais s'ils ne sont qu'illusion. ;-) Bises alpines et bon dimanche.

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  2. Le petit héros a la chance d'être le fils de la petite main, il tombe amoureux de Charlotte sans doute quand il aperçoit la première fois sa mère démêler le chignon de la petite anglaise. Il n'y a que que le voyage qui permet de se rapprocher de l'aristocrate, mais si l'amour n'est qu'illusion ;)
    Bises du dimanche soir

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