vendredi 16 avril 2021

(suite) Bouts de Laine

 


Oui, j'ai longtemps pleuré. Mais t'en fais pas, petite fée, je suis toujours le même. J'ai toujours ma barbe en poils de chèvre qui gratte et la crinière filasse d'un pâtre grec. Il n'y a que l'hiver pour tondre les arbres de la rue Sommeiller. Ou le vent pour fagoter les bourres de bois mort qui me saignent encore le crâne.
Si la montagne est belle, il me vient pourtant des envies de transhumance. Là, tout de suite. Tombeau d'un gros lainage sur une robe d'été. Mais je n'abandonnerai pas l'agneline à ses linceuls de neige. Ni ton sourire aux corbeaux moqueurs, même si le froid perdure jusqu'en avril. Devant la mercerie Seguin, j'ai pensé aux bobinettes soigneusement rangées dans ton coffre à trésors. A ces bouts de rien, patchworks divers qui chassaient parfois l'astrakan de nos voyages immobiles. T'en souviens-tu, ma fée?
Hilare, je t'imagine piquer les fesses de ce vieux bouc avec un acier argenté numéro 7. Dans la vitrine, c'est toujours un patron collectionneur de filatures douteuses. Le roi du tricotin et des caches couture, laid et malhonnête. Je ne l'ai pas vu à ton enterrement. Ni lui, ni son jacquard d'ailleurs. D'une pichenette, je réajuste mon béret. Monsieur Seguin a baissé son rideau. La vie continue, sans crèche ni enfants et c'est très bien comme ça.
Peut-on délainer l'usure d'une peau, si vieille qu'elle bêle aux larmes? Dessine-moi un mouton. Cette montgolfière, qui dans le ciel de Chambéry, se pelotonne contre les montagnes. Donne-moi la force de grimper les fils d'Ecosse. Et de ma voix chevrotante, je te raconterai  alors l'histoire des laines australes. Celles de la soie de Saris et des chameaux du Cachemire quand la nuit, je me réchauffais à tes simples rubans. Je t'inventerai l'Angora Turque et le coton d'Egypte. Ces laines peintes sur le corps des népalaises, les cache-cols de l'Himalaya, les ponchos andins, les cavaliers mongols aux culottes épaisses. Toute une vie tumultueuse et impatiente sur un métier à fleurs! Tu vois, rien n'a changé. Près de la fenêtre, doigtier tendu, tu as la grimace douloureuse. Ce mouvement des lèvres, imperceptible, qui me remuait souvent le cœur. Soudain, la montgolfière prend de l'altitude. Le ciel explose avec les épingles macramé d'un monde qui souffre. Je me tiens éveillé, l'oreille tendue vers une autre nuit de grand gel.
Tu ne te réveilles pas...

(texte Jonavin)

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