jeudi 11 février 2021

Un échec

 …/…

Celui-là, ce privilégié triomphera toujours ou
presque toujours, sans effort, par la seule puissance de
sa nature, en vertu de ce don secret qu’il a, de ce
charme inconnu et sensuel  qu’il porte en lui, don et
charme inaperçus de ses voisins de même race, alors
que ces mêmes voisins, plus intelligents, plus beaux
même, échoueront dans leurs tentatives. D’où il résulte
que deux hommes pareils ont le droit de ne pas voir la
vie et les femmes de la même façon.
Et puis il y a ceux qui s’y prennent mal, ceux qui se
découragent trop vite, ceux qui ne distinguent jamais le
moment précis et surtout ceux qui désirent peu parce
qu’ils ne savent pas vraiment aimer les femmes. Je dis
que le vrai désir, le désir brûlant, le désir qui fait frémir
la main et enflamme le regard est contagieux comme
une maladie. Une femme qui se sent désirée ainsi,
appelée ainsi est à moitié vaincue d’avance. Et elles
sentent cela, par tous leurs nerfs, par tous leurs organes,
par toute leur peau. Ce genre de sympathie-là  est
irrésistible, voyez-vous. Mais, sacrebleu, il faut que le
ton de toutes vos paroles, que tous les mouvements de
votre bouche, que toutes les caresses de vos yeux, leur
disent et leur répètent l’ardeur de votre appel. Si vous
causez avec elles comme  vous le feriez avec un
professeur d’histoire, elles vous résisteront jusqu’au
jugement dernier ! Quoi que vous leur disiez, pensez à
leur étreinte, pensez à leur baiser, pensez à leur nudité,
et derrière vos paroles les  plus chastes et les plus
graves, elles devineront, elles sentiront cette
sollicitation pressante et muette.  Experto crede
Roberto. »
Jean de Valézé répondit :
– Alors on ne t’a jamais résisté, à toi ?
– Si, et tout dernièrement encore. Je vais vous dire
ça, c’est assez drôle. Mais, qui sait ? je me suis peut-
être trompé sur l’instant de la dernière attaque.
Enfin, voici. J’allais à Turin en traversant la Corse.
Je pris à Nice le bateau pour Bastia, et, dès que nous
fûmes en mer, je remarquai, assise sur le pont, une
jeune femme gentille et assez modeste, qui regardait au
loin. Je me dis : « Tiens, voilà ma traversée. »
Je m’installai en face d’elle et je la regardai en me
demandant tout ce qu’on doit se demander quand on
aperçoit une femme inconnue qui vous intéresse : sa
condition, son âge, son caractère. – Puis on devine, par
ce qu’on voit, ce qu’on ne voit pas. On sonde avec l’œil
et la pensée les dedans du corsage et les dessous de la
robe. On note la longueur du buste quand elle est
assise ; on tâche de découvrir la cheville ; on remarque
la qualité de la main qui révélera la finesse de toutes les
attaches, et la qualité de l’oreille qui indique l’origine
mieux qu’un extrait de naissance toujours contestable.
On s’efforce de l’entendre parler pour pénétrer la nature
de son esprit, et les tendances de son cœur par les
intonations de sa voix. Car  le timbre et toutes les
nuances de la parole montrent à un observateur
expérimenté toute la contexture mystérieuse d’une âme,
l’accord étant toujours parfait, bien que difficile à saisir,
entre la pensée même et l’organe qui l’exprime.
Donc j’observais attentivement ma voisine,
cherchant les signes, analysant ses gestes, attendant des
révélations de toutes ses attitudes.
Elle ouvrit un petit sac et  tira un journal. Je me
frottai les mains : « Dis-moi qui tu lis, je te dirai ce que
tu penses. »
Elle commença par l’article de tête, avec un petit air
content et friand. Le titre de la feuille me sauta aux
yeux : l’Écho de Paris. Je demeurai perplexe. Elle lisait
une chronique de Scholl. Diable ! c’était une scholliste
– une scholliste ? Elle se mit à sourire : une gauloise.
Alors pas bégueule, bon  enfant. Très bien. Une
scholliste – oui, ça aime l’esprit français, la finesse et le
sel, même le poivre. Bonne note. Et je pensai : voyons
la contre-épreuve.
J’allai m’asseoir auprès d’elle et je me mis à lire,
avec non moins d’attention, un volume de poésies que
j’avais acheté au départ : la Chanson d’amour, par Félix
Frank.
Je remarquai qu’elle avait cueilli le titre sur la
couverture, d’un coup d’œil rapide, comme un oiseau
cueille une mouche en volant. Plusieurs voyageurs
passaient devant nous pour  la regarder. Mais elle ne
semblait penser qu’à sa chronique. Quand elle l’eut
finie, elle posa le journal entre nous deux.
Je la saluai et je lui dis : « Me permettez-vous,
madame, de jeter un coup d’œil sur cette feuille ?
– Certainement, monsieur.
– Puis-je vous offrir, pendant ce temps, ce volume
de vers ?
– Certainement, monsieur ; c’est amusant ? »
Je fus un peu troublé par cette question. On ne
demande pas si un recueil de  vers est amusant. – Je
répondis : « C’est mieux que cela, c’est charmant,
délicat et très artiste.
– Donnez alors. »
Elle prit le livre, l’ouvrit et se mit à le parcourir avec
un petit air étonné prouvant qu’elle ne lisait pas souvent
de vers.
Parfois, elle semblait attendrie, parfois elle souriait,
mais d’un autre sourire qu’en lisant son journal.
Soudain, je lui demandai : « Cela vous plaît-il ?
– Oui, mais j’aime ce qui est gai, moi, ce qui est très
gai, je ne suis pas sentimentale. »
Et nous commençâmes à causer. J’appris qu’elle
était femme d’un capitaine  de dragons en garnison à
Ajaccio et qu’elle allait rejoindre son mari.
En quelques minutes, je devinai qu’elle ne l’aimait
guère, ce mari ! Elle l’aimait pourtant, mais avec
réserve, comme on aime un homme qui n’a pas tenu
grand’chose des espérances éveillées aux jours des
fiançailles. Il l’avait promenée de garnison en garnison,
à travers un tas de petites  villes tristes, si tristes !
Maintenant, il l’appelait dans cette île qui devait être
lugubre. Non, la vie n’était  pas amusante pour tout le
monde. Elle aurait encore préféré demeurer chez ses
parents, à Lyon, car elle connaissait tout le monde à
Lyon. Mais il lui fallait aller en Corse maintenant. Le
ministre, vraiment, n’était pas aimable pour son mari,
qui avait pourtant de très beaux états de services.
Et nous parlâmes des résidences qu’elle eût
préférées.
Je demandai : « Aimez-vous Paris ? »
Elle s’écria : « Oh ! monsieur, si j’aime Paris ! Est-il
possible de faire une pareille question ? »
Et elle se mit à me parler de Paris avec une telle
ardeur, un tel enthousiasme, une telle frénésie de
convoitise que je pensai : « Voilà la corde dont il faut
jouer. »
Elle adorait Paris, de loin, avec une rage de
gourmandise rentrée, avec  une passion exaspérée de
provinciale, avec une impatience affolée d’oiseau en
cage qui regarde un bois toute la journée, de la fenêtre
où il est accroché.
Elle se mit à m’interroger, en balbutiant d’angoisse ;
elle voulait tout apprendre, tout, en cinq minutes. Elle
savait les noms de tous les gens connus, et de beaucoup
d’autres encore dont je n’avais jamais entendu parler.
– Comment est M. Gounod ?  Et M. Sardou ? Oh !
monsieur, comme j’aime les  pièces de M. Sardou !
Comme c’est gai, spirituel ! Chaque fois que j’en vois
une, je rêve pendant huit jours ! J’ai lu aussi un livre de
M. Daudet qui m’a tant plu !  Sapho, connaissez-vous
ça ? Est-il joli garçon, M. Daudet ? L’avez-vous vu ? Et
M. Zola, comment est-il ? Si vous saviez comme
Germinal m’a fait pleurer ! Vous rappelez-vous le petit
enfant qui meurt sans lumière ? Comme c’est terrible !
J’ai failli en faire une maladie. Ça n’est pas pour rire,
par exemple ! J’ai lu aussi un livre de M. Bourget,
Cruelle énigme ! J’ai une cousine qui a si bien perdu la
tête de ce roman-là qu’elle a écrit à M. Bourget. Moi,
j’ai trouvé ça trop poétique. J’aime mieux ce qui est
drôle. Connaissez-vous M. Grévin ? Et M. Coquelin ?
Et M. Damala ? Et M. Rochefort ? On dit qu’il a tant
d’esprit ! Et M. de Cassagnac ? Il paraît qu’il se bat
tous les jours ?...
..................................................
Au bout d’une heure environ, ses interrogations
commençaient à s’épuiser ; et ayant satisfait sa curiosité
de la façon la plus fantaisiste, je pus parler à mon tour.
Je lui racontai des histoires du monde, du monde
parisien, du grand monde. Elle écoutait de toutes ses
oreilles, de tout son cœur. Oh ! certes, elle a dû prendre
une jolie idée des belles dames, des illustres dames de
Paris. Ce n’étaient qu’aventures galantes, que rendezvous, que victoires rapides et défaites passionnées. Elle
me demandait de temps en temps : « Oh ! c’est comme
ça, le grand monde ? »
Je souriais d’un air malin : « Parbleu. Il n’y a que les
petites bourgeoises qui mènent une vie plate et
monotone par respect de la  vertu, d’une vertu dont
personne ne leur sait gré... »
Et je me mis à saper  la vertu à grands coups
d’ironie, à grands coups de philosophie, à grands coups
de blague. Je me moquai avec désinvolture des pauvres
bêtes qui se laissent vieillir sans avoir rien connu de
bon, de doux, de tendre ou de galant, sans avoir jamais
savouré le délicieux plaisir des baisers dérobés,
profonds, ardents, et cela parce qu’elles ont épousé une
bonne cruche de mari dont  la réserve conjugale les
laisse aller jusqu’à la mort dans l’ignorance de toute
sensualité raffinée et de tout sentiment élégant.
Puis, je citai encore des anecdotes, des anecdotes de
cabinets particuliers, des  intrigues que j’affirmais
connues de l’univers entier. Et, comme refrain, c’était
toujours l’éloge discret, secret, de l’amour brusque et
caché, de la sensation volée comme un fruit, en passant,
et oubliée aussitôt qu’éprouvée.
La nuit venait, une nuit calme et chaude. Le grand
navire, tout secoué par sa machine, glissait sur la mer,
sous l’immense plafond du ciel violet, étoilé de feu.
La petite femme ne disait  plus rien. Elle respirait
lentement et soupirait parfois. Soudain elle se leva :
– Je vais me coucher, dit-elle, bonsoir, monsieur.
Et elle me serra la main.
Je savais qu’elle devait prendre le lendemain soir la
diligence qui va de Bastia  à Ajaccio à travers les
montagnes, et qui reste en route toute la nuit.
Je répondis :
– Bonsoir, madame
Et je gagnai, à mon tour, la couchette de ma cabine.
J’avais loué, dès le matin  du lendemain, les trois
places du coupé, toutes les trois pour moi tout seul.
Comme je montais dans la vieille voiture qui allait
quitter Bastia, à la nuit tombante, le conducteur me
demanda si je ne consentirais point à céder un coin à
une dame.
Je demandai brusquement : « À quelle dame ?
– À la dame d’un officier qui va à Ajaccio.
– Dites à cette personne que je lui offrirai volontiers
une place. »
Elle arriva, ayant passé la journée à dormir, disaitelle. Elle s’excusa, me remercia et monta.
Ce coupé était une espèce de boîte hermétiquement
close et ne prenant jour que par les deux portes. Nous
voici donc en tête-à-tête, là dedans. La voiture allait au
trot, au grand trot ; puis elle s’engagea dans la
montagne. Une odeur fraîche  et puissante d’herbes
aromatiques entrait par les  vitres baissées, cette odeur
forte que la Corse répand autour d’elle, si loin que les
marins la reconnaissent au large, odeur pénétrante
comme la senteur d’un corps, comme une sueur de la
terre verte imprégnée de parfums, que le soleil ardent a
dégagés d’elle, a évaporés dans le vent qui passe.
Je me remis à parler de Paris, et elle recommença à
m’écouter avec une attention  fiévreuse. Mes histoires
devenaient hardies, astucieusement décolletées, pleines
de mots voilés et perfides, de ces mots qui allument le
sang.
La nuit était tombée tout  à fait. Je ne voyais plus
rien, pas même la tache  blanche que faisait tout à
l’heure le visage de la jeune femme. Seule la lanterne
du cocher éclairait les quatre chevaux qui montaient au
pas.
Parfois le bruit d’un torrent roulant dans les rochers
nous arrivait, mêlé au son des grelots, puis se perdait
bientôt dans le lointain, derrière nous.
J’avançai doucement le pied, et je rencontrai le sien
qu’elle ne retira pas. Alors je ne remuai plus, j’attendis,
et soudain, changeant de note, je parlai tendresse,
affection. J’avais avancé la main et je rencontrai la
sienne. Elle ne la retira pas non plus. Je parlais toujours,
plus près de son oreille, tout près de sa bouche. Je
sentais déjà battre son cœur contre ma poitrine. Certes,
il battait vite et fort – bon signe ; – alors, lentement, je
posai mes lèvres dans son cou, sûr que je la tenais,
tellement sûr que j’aurais parié ce qu’on aurait voulu.
Mais, soudain, elle eut une secousse comme si elle
se fût réveillée, une secousse telle que j’allai heurter
l’autre bout du coupé. Puis, avant que j’eusse pu
comprendre, réfléchir, penser à rien, je reçus d’abord
cinq ou six gifles épouvantables, puis une grêle de
coups de poing qui m’arrivaient, pointus et durs, tapant
partout, sans que je puisse les parer dans l’obscurité
profonde qui enveloppait cette lutte.
J’étendais les mains, cherchant, mais en vain, à
saisir ses bras. Puis, ne sachant plus que faire, je me
retournai brusquement, ne présentant plus à son attaque
furieuse que mon dos, et cachant ma tête dans
l’encoignure des panneaux.
Elle parut comprendre, au son des coups peut-être,
cette manœuvre de désespéré, et elle cessa brusquement
de me frapper.
Au bout de quelques secondes elle regagna son coin
et se mit à pleurer par grands sanglots éperdus qui
durèrent une heure au moins.
Je m’étais rassis, fort inquiet et très honteux.
J’aurais voulu parler, mais que lui dire ? Je ne trouvais
rien ! M’excuser ? C’était stupide ! Qu’est-ce que vous
auriez dit, vous ! Rien non plus, allez.
Elle larmoyait maintenant et poussait parfois de gros
soupirs, qui m’attendrissaient et me désolaient. J’aurais
voulu la consoler, l’embrasser comme on embrasse les
enfants tristes, lui demander pardon, me mettre à ses
genoux. Mais je n’osais pas.
C’est fort bête ces situations-là !
Enfin,  elle  se  calma,  et nous restâmes, chacun dans
notre coin, immobiles et muets, tandis que la voiture
allait toujours, s’arrêtant parfois pour relayer. Nous
fermions alors bien vite les yeux, tous les deux, pour
n’avoir point à nous regarder quand entrait dans le
coupé le vif rayon d’une lanterne d’écurie. Puis la
diligence repartait ; et toujours l’air parfumé et
savoureux des montagnes corses nous caressait les
joues et les lèvres, et me grisait comme du vin.
Cristi, quel bon voyage si... si ma compagne eût été
moins sotte !
Mais le jour lentement se glissa dans la voiture, un
jour pâle de première aurore. Je regardai ma voisine.
Elle faisait semblant de dormir. Puis le soleil, levé
derrière les montagnes, couvrit bientôt de clarté un
golfe immense tout bleu, entouré de monts énormes aux
sommets de granit. Au bord du golfe une ville blanche,
encore dans l’ombre, apparaissait devant nous.
Ma voisine alors fit semblant de s’éveiller, elle
ouvrit les yeux (ils étaient rouges), elle ouvrit la bouche
comme pour bâiller, comme si elle avait dormi
longtemps. Puis elle hésita, rougit, et balbutia :
– Serons-nous bientôt arrivés ?
– Oui, madame, dans une heure à peine.
Elle reprit en regardant au loin :
– C’est très fatigant de passer une nuit en voiture.
– Oh ! oui, cela casse les reins.
– Surtout après une traversée.
– Oh ! oui.
– C’est Ajaccio devant nous ?
– Oui, madame.
– Je voudrais bien être arrivée.
– Je comprends ça.
Le son de sa voix était un peu troublé ; son allure un
peu gênée, son œil un peu fuyant. Pourtant elle semblait
avoir tout oublié. Je l’admirais. Comme elles sont
rouées d’instinct, ces mâtines-là ? Quelles diplomates !
Au bout d’une heure, nous arrivions, en effet ; et un
grand dragon, taillé en hercule, debout devant le bureau, agita un mouchoir en apercevant la voiture.
Ma voisine sauta dans ses bras avec élan et
l’embrassa vingt fois au moins, en répétant : « Tu vas
bien ? Comme j’avais hâte de te revoir ! »
Ma malle était descendue de l’impériale et je me
retirais discrètement quand  elle  me  cria :  « Oh !
monsieur, vous vous en allez sans me dire adieu. »
Je balbutiai : « Madame,  je vous laissais à votre
joie. »
Alors elle dit à son mari : « Remercie monsieur,
mon chéri ; il a été charmant pour moi pendant tout le
voyage. Il m’a même offert une place dans le coupé
qu’il avait pris pour lui tout seul. On est heureux de
rencontrer des compagnons aussi aimables. »
Le mari me serra la main en me remerciant avec
conviction.
La jeune femme souriait en nous regardant... Moi je
devais avoir l’air fort bête !
Lataille se tut, puis reprit :  « Assurément,  j’avais
commis une faute de tactique ou de tact. Mais
laquelle ?... »

(Guy de Maupassant)

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